Le 4 juillet 2019, nous avions signalé la possible attribution d'une huile sur toile "Diogène" au maître de Vic sur Seille.
Attribution fortement contestée à l'époque et annulée par la suite.
Le 8 décembre 2020 nous vous avions fait part de la vente d'une des dernières oeuvres de Georges de LA TOUR qui ne soit pas dans un musée.
Cette "Fillette au brasier" était mise aux enchères à Cologne par l'étude Lempertz et atteignait l'extraordinaire enchère de 4.340.000 euros frais compris, record absolu en valeur pour une oeuvre "lorraine".
Ce 21 juin prochain, à Paris, la maison de ventes aux enchères Tajan a découvert dans une collection privée du Beaujolais depuis les années 1920 et depuis 1967 dans la même famille dans le Jura, une huile sur toile hélas non signée " Saint Jacques" de 132cmx100cm.
La maison Tajan nous autorise à reproduire in extenso le texte complet de l'expert Jean-Pierre Cuzin concernant cette huile donnée à l'atelier de Georges de La Tour :
"Ce tableau est une grande découverte, probablement la plus importante de ces dernières années concernant le corpus de Georges de La Tour : une composition magnifique, ample, inédite, qui élargit et modifie la compréhension que nous avions jusqu’à présent du grand peintre lorrain. Une réelle force plastique, une somptueuse unité colorée dans les tons chauds, une grande émotion dans l’évocation d’un personnage sacré seul, silencieux, en face des Écritures, livrent une image spectaculaire.
La comparaison s’impose avec d’autres créations de l’artiste, notamment avec les quatre Madeleine en pied conservées aujourd’hui à la National Gallery de Washington, au Metropolitan Museum de New York, au Los Angeles Country Museum of Art (ill. 1), et au Louvre : une figure assise, presque de profil, méditant devant une nature morte, vue dans la nuit et éclairée par la lumière d’une chandelle. Nous avons affaire ici à un personnage masculin, un homme jeune portant barbe et longs cheveux. Saint-Jacques, bien reconnaissable à sa cape ornée de deux coquilles, tient son grand bâton de pèlerin. Il tourne de la main gauche la page d’un grand livre, éclairée à l’arrière par une bougie totalement cachée, si ce n’est le pied du chandelier qui apparaît. Sa belle lumière chaude irradie l’ensemble de la composition. Il existe chez La Tour un autre exemple de l’utilisation d’une page à travers laquelle la flamme éclaire par transparence : celui de la Madeleine au grand livre, en longueur, d’une collection particulière des États-Unis, où le souffle de la flamme semble soulever, en la ployant, la feuille de papier. Dans cette toile, l’effet est encore plus intrigant puisque bougie et flamme sont entièrement dissimulées.
On peut se demander quel est le texte que consulte l’apôtre, en rappelant qu’il n’est pas un des Évangélistes. Cependant, les livres sont des attributs propres aux apôtres. Il faut plus précisément évoquer un ouvrage appelé savamment le Protévangile de Jacques, texte attribué au saint et très diffusé aux XVIe et XVIIe siècles, un récit populaire de l’Enfance du Christ qui défendait et glorifiait la virginité de Marie contre toutes les hérésies.
Cette représentation d’un saint Jacques est unique parmi les nocturnes de La Tour et n’est mentionnée dans aucune source publiée à ce jour. On n’en connaît pas d’autre version. La représentation du même saint en buste, avec un grand chapeau, qui fait partie de la série dite des Apôtres d’Albi, de prime jeunesse, est d’esprit et de conception singulièrement différents (collection privée, ill.3). Il est vraisemblable qu’un original, aujourd’hui disparu, a servi de modèle à notre toile, pour lequel on pourrait proposer une datation voisine de celle des Madeleine, vers 1640-1645.
La présentation d’ensemble, le parti lumineux rappellent aussi le Saint-Joseph charpentier du Louvre, notamment pour la partie inférieure et on soulignera aussi des ressemblances entre le profil des visages du saint Jacques et celui de Saint Alexis.
L’excellent état de conservation d’une matière picturale presque intacte laisse percevoir la beauté d’exécution de plusieurs morceaux : on notera la main, au centre, d’une vraie délicatesse, les tons raffinés (le mantelet de cuir gris, l’aspect argenté, la robe couleur de vieux corail, le rose saumon de la manche au niveau du poignet), la partie basse des mollets et des pieds chaussés de grosses sandales. Pour autant, quelques formes trop cernées, une matière un peu plate par endroits incitent à voir ici la main d’un collaborateur reprenant fidèlement et avec talent une création du maître qui reste à retrouver. Pour d’autres compositions de La Tour, on connaît des reprises d’un niveau de qualité tel qu’elles ont longtemps été données au maître lui-même et que l’on croit aujourd’hui, mais non unanimement, d’excellentes versions d’atelier. Elles permettent d’avoir une juste idée de créations majeures : par exemple, l’Extase de saint François du musée du Mans ou Saint Alexis du Musée lorrain de Nancy (autre version plus dure, à Dublin, National Gallery of Ireland)1. Leur statut dépend de la conception que l’on se fait du fonctionnement de l’atelier de Georges de la Tour et de comment y étaient réalisées les répliques.
La création reste admirable et l’une des plus ambitieuses de tout l’œuvre de La Tour, très complexe dans son art de faire circuler la lumière, le livre devenu comme une lampe éclairant fortement le milieu du corps avec les mains, la cape de cuir et les coquilles, laissant le visage dans une demi-lumière, l’œil s’allumant d’un vif éclat, et plongeant dans une pénombre vivante le reste de la composition, notamment la magnifique partie inférieure avec les gros pieds chaussés de sandales, celles du pèlerin.
Apprécié des grands commanditaires de son temps, oublié ensuite pendant plus de deux siècles et demi, Georges de la Tour a été redécouvert petit à petit tout au long du XXe siècle. Bien que sa peinture s’inscrive dans l’évolution du caravagisme européen du second tiers du XVIIe siècle, notre tableau explique aussi pourquoi son style a tant plu à l’époque moderne et nous émeut encore aujourd’hui. Le cadrage quasi photographique, d’une lecture directe, met en valeur un jeu abstrait de lignes parallèles autour de l’oblique forte du bâton, ou encore le livre et le vêtement construits par masses géométriques. Reste l’essentiel, un naturalisme caravagesque rendu presque irréel par le livre lumineux, centre d’intérêt et centre spirituel de la composition.
Nous remercions Jean-Pierre Cuzin pour son aide à la rédaction de cette notice.
ill. 1 Georges de la Tour, Saint-Jacques le Majeur, toile, 117 x 91,5 CM, Los Angeles, LACMA. ill. 2 Georges de la Tour, Saint-Jacques le Majeur, toile, 63 x 50,8 CM, collection particulière ill. 3 Georges de la Tour, La Madeleine au grand livre, toile, 78 x 101 CM, collection particulière
1 Citons le cas du Saint-Sébastien soigné par Irène de la Gemäldegalerie de Berlin, quia perdu son statut d’original, lorsque la version aujourd’hui au Louvre a été retrouvée.
2 On sait que La tour a engagé des apprentis, on cite son fils Étienne de La Tour, né en 1621 à Lunéville, comme collaborateur éventuel, mais sur lequel connaît peu de choses.
Vous découvrez cette œuvre mystérieuse en tête de cet article. Mettra-t-on un jour un nom certain sur l'auteur de ce magnifique tableau, estimé entre 100 000 et 150 000 euros.
N.B. Cette huile a finalement été adjugée hors frais pour 390 000 €.
Robert Leterrier